Kelsier, c'est deux profils que l'on aurait maladroitement collés ensemble pour tenter de forger une face. C'est un nez cassé deux fois et trop grand, c'est une bouche en diagonale, tordue et étroite comme une vieille lame. C'est une cicatrice au menton. C'est une nuée de tâches de rousseurs qui durent, lors de sa lointaine enfance, adoucir un peu ce visage ingrat et qui désormais sont juste dérangeantes sur cette face osseuse. C'est une expression maussade et des sourcils froncés. C'est une silhouette petite mais pétrifiante de densité, noueuse et musclée. C'est une tignasse entre le roux et le châtain, comme si Dieu n'avait pas trop su se décider.

Vous voyez, il ne lui restait plus grand chose dans ses paniers quand il a modelé cet Adam là, Dieu. Pas aussi bien que le premier, mais que voulez-vous, quand on manque de pièces... Il avait un visage long, mais un corps petit et noueux. Des grandes mains et des bras courts. De la violence dans les yeux, de la douceur dans les gestes. Une expressivité possédant en tout et pour tout les masques « neutre » et « agacé » dans sa panoplie, et un langage corporel terriblement lisible. Alors, il a fait ce qu'il a pu avec les restes, Dieu, et ça a donné notre homme. Un tas de morceaux qui vont pas ensemble et qui font un tout... tant bien que mal. Mais comme le Tout-Puissant culpabilisait, il a travaillé sur les yeux et la voix de Kelsier. Des yeux couleur acier intense, tranchant comme une machette, et qui ont le don de vous mettre mal à l'aise. Une voix extrêmement grave, profonde et rauque qu'il pouvait moduler à son gré du ton calme apaisant jusqu'à la rage pétrifiante, et rendre bien assez menaçante pour compenser son manque de stature.

Fallait bien rattraper un peu le massacre, question de standing.

MENTAL  :

Le plus gros problème de Kelsier, c'est qu'on a beau se masquer de politesse, se fendre de caractère dans les traits comme si une excuse rancie pouvait faire mouche... Le problème c'est qu'il fallait bien l'avouer, Kelsier avait une sale gueule. Une gueule de brute, d'homme de main, de sous-méchant sans envergure respirant la violence jusque dans ses tâches de rousseurs vaguement ridicules. Alors que Kelsier, lui, a toujours voulu s'ériger en défenseur de la veuve et de l'orphelin, mais vous voyez, quand on a une sale gueule... Un chevalier blanc doit être grand, beau, si possible blond, et souriant. Faute de chevalier, notre homme a fait flic.

Armé de principes moraux terriblement rigides (un salopard est un salopard, point), il s'est taillé un nom dans les stups mais une infiltration malheureuse lui a valu une claudication handicapante, et il a été réformé vers un bureau plus tranquille. Qu'à cela ne tienne, Kelsier s'adonne toujours à la traque de la canaille de plus ou moins grande envergure, avec une hargne de carcajou enragé, laissant de côté toute vie personnelle au profit de la défense de sa morale inflexible. Affreusement rancunier, il classe les gens dans les paniers des braves gars et des criminels, et dans sa vision des choses il n'y a pas de rédemption possible. Il a l'immense avantage d'avoir l'air infiniment plus simplet qu'il ne l'est, et les gens tendent à penser qu'il est aisé d'abuser cette petite brute à la bouche tordue. Grave erreur...
Enfin, Kelsier est doté d'une obstination à toute épreuve qui, si elle lui a valu bien des succès, a également empêche toute promotion au delà des galons d'inspecteur. C'est qu'il a la rage, le bonhomme, et on ne veut pas de ça dans les hautes sphères. Dès fois qu'il serait incapable de détourner le regard au moment opportun.

Pourtant, c'est parfois un homme profondément doux. Maladroit avec les femmes, il fait souvent montre d'un respect vieille France totalement dépassé dont il refuse de démordre. Grand amoureux des enfants, sa seule joie demeure sans doute dans les visites de sa nièce, babillante chose de cinq ans qui dessine des soleils fluos sur ses dossiers. Son calme inébranlable et sa voix mettent en confiance les victimes endeuillées, une fois qu'elles ont réussi à s'habituer à son faciès. Timide derrière ses poings fermes et sa tronche de boxeur, il est incapable de s'assumer ailleurs qu'à son travail, fuyant les gens et surtout les dames, vivant en solitaire. Car malgré sa propension à jouer des poings, il reste profondément complexé par sa taille et son allure brouillonne.
C'est un homme renfermé et bizarrement digne, dont la plus grande fierté quand il se regarde dans la glace est de pouvoir se dire :
« Kelsier mon gars, t'es peut-être moche, mais t'es pas un salopard. »

LE JOUR DE L'ARRIVÉE  :

Il y a trois choses que Kelsier abhorre par dessus tout : les salopards, les riches, et les flics qui ne font pas leur boulot. Aussi, devoir aller seul dans cette maison remplie de riches salopards à cause de flics qui ne font pas leur boulot, ça lui donnait légèrement envie de mordre.

Bien entendu, il y avait à tout cela une excellente raison, mais c'était difficile de s'en souvenir quand sa voiture embourbée rendait l'âme dans un dernier soubresaut de vaillance, sous une pluie battante qui donnait l'impression de vous assommer sitôt que vous mettiez le nez dehors. Son regard se posa sur l'expression inquiète de Suzanne.

- Bon. Je crois qu'on va devoir finir la route à pied.

***

Toute cette ridicule épopée avait commencé quand il avait pointé le nez hors de son bureau pour une pause café bien méritée, alors qu'il s'était décidé à finir tard histoire d'évacuer définitivement toute la paperasse qui s'entassait sur sa table. Tout ça pour trouver ce crétin de Vincent en train de tenter d'éconduire une petite dame visiblement affolée qui ne cessait de répéter qu'il y avait eu un mort. Ce foutu instinct de noble héros s'était réveillé illico et il n'avait pas pu s'empêcher de fourrer son grand nez là dedans.

- Moi j'veux bien madame, mais si vous ne pouvez nous donner aucun détail... Allons allons, vous n'avez rien vu et c'est pas un temps à mettre un poulet dehors...
- Écrase, Vin', qon se fiche pas mal du temps. Qu'est-ce qui se passe ?
- Ben tiens, tu tombes bien, l'ex des stups ! La dame dit qu'il y a un mort aux Lilas, mais ne sait ni qui, ni où, ni comment. Tu veux pas vérifier s'il y a quelque chose qui cloche, traces de piqûres, tout ça ?

Kelsier jeta un regard à faire frémir le grand échalas trop décontracté, et fourra sa coupe de café (intacte) dans les mains de la pauvre femme.

- Arrête tes conneries. Madame, venez, vous allez m'expliquer tout ça tranquillement à mon bureau.


***


Finalement, il n'y avait pas eu grand chose à ajouter. Un mort, le manoir des lilas, et venir tout de suite. Kelsier s'était exécuté, comme toujours. Et maintenant il fallait courir sous la pluie, putain de pluie qui plaquait sa chemise contre sa peau, semblable à un linceul glacial, et qui formait une piscine dans ses chaussures. L'inspecteur avait jeté sur Suzanne son vieux trench-coat, histoire de limiter les dégâts, mais entre le vent, la route embourbée et les flots célestes, il doutait que ce soit d'une grande utilité. Crotté jusqu'aux genoux, il monta quatre à quatre les marches élégantes du perron et actionna frénétiquement le heurtoir. Et la sonnette. Plusieurs fois.

- Police, bordel ! Ouvrez cette porte !